Lors d’un samedi qui aurait dû être tranquille, vous tentez de faire une brassée de lavage, mais vous vous heurtez au silence de votre laveuse qui refuse de démarrer. Espérant économiser tout en évitant de jeter votre appareil, vous appelez un réparateur. L’évaluation coûte 150$, mais le montant sera débité des frais de réparation si vous allez de l’avant. Les nouvelles sont toutefois mauvaises; la réparation vous coûterait au-dessus de 300$. Le réparateur vous déconseille toutefois d’opter pour cette option; plusieurs autres pièces semblent usées et vous pourriez vous retrouver à payer plusieurs centaines de dollars supplémentaires d’ici quelques mois. C’est donc avec une certaine amertume que vous payez les frais d’évaluation, que vous vous mettez en quête d’une nouvelle laveuse et que vous cherchez une manière de vous départir de votre ancien appareil. La fin du mois risque d’être plus salée que prévu.

Si on vous offrait l’économie de ces maux de tête et des pics de dépense qui les accompagnent moyennant de plus petits versements réguliers, accepteriez-vous? Si on vous proposait de prendre les options de versements égaux d’Hydro-Québec et de les appliquer à d’autres sphères de votre vie, y verriez-vous un intérêt? C’est, à tout le moins, la promesse qui est faite par l’économie de fonctionnalité.

L’économie de la fonctionnalité : qu’est-ce que c’est?

L’économie de fonctionnalité désigne les modèles d’affaires qui se substituent à la vente de biens classique et qui reposent plutôt sur l’offre de solutions intégrées de biens et services. En gros, au lieu de vous offrir d’acheter un bien, on vous propose de payer un tarif réduit pour obtenir un service ou un résultat qui serait typiquement atteint avec l’achat du même bien. Par exemple, au lieu de vous offrir d’acheter une laveuse, une entreprise d’économie de fonctionnalité pourrait vous vendre un accès à domicile à tout ce qui est nécessaire pour que vos vêtements soient propres. Cette distinction peut sembler banale, mais elle a des ramifications importantes sur la relation que les consommateurs entretiennent avec les biens qui les entourent.

Gardons l’exemple de la laveuse. Dans un modèle d’économie de fonctionnalité, la compagnie qui offre le lavage de vêtements plutôt qu’un appareil électroménager reste propriétaire de la machine utilisée par le consommateur, même si l’appareil se retrouve chez ce dernier. L’entreprise est donc responsable de l’entretien, de la réparation et de la fin de vie des laveuses qu’elle met à la disposition de ses clients. L’utilisateur est ainsi délesté de l’ensemble des responsabilités majeures en lien avec la possession d’un électroménager.

On note d’ailleurs que les modèles d’affaires relevant de l’économie de fonctionnalité présentent des variations d’une entreprise à l’autre. On peut notamment observer des différences importantes quant au niveau d’intégration des services offerts dans le cadre des paiements réguliers. Toujours en prenant le cas du nettoyage de vêtements, un service pourrait offrir uniquement la réparation et le remplacement d’une laveuse. En allant encore plus loin, une autre compagnie pourrait également mettre à la disposition des consommateurs un service d’entretien et de mise au point des appareils, le détergent nécessaire au nettoyage ou même des paiements pour l’énergie consommée par l’utilisation de la machine à laver.

Un autre élément qui devrait théoriquement faire partie de tout modèle d’affaires relevant de l’économie de fonctionnalité est une adhésion aux principes du développement durable. En effet, l’économie de fonctionnalité se veut, d’abord et avant tout, un outil de meilleure gestion des ressources et de diminution de l’impact environnemental de l’activité économique. En ayant un rôle accru dans l’entretien et dans la gestion en fin de vie des biens nécessaires au service qu’elles offrent, les entreprises ont notamment intérêt à maximiser la durée de vie des produits qu’ils mettent en circulation. Mais au-delà des incitatifs économiques, les entreprises devraient, par exemple, chercher à minimiser l’impact en fin de vie des biens qu’ils mettent à la disposition de leurs clients.

Quelques cas réels

Le scénario de la laveuse est bien sûr fictif. Il existe toutefois plusieurs cas réels d’entreprises qui ont adopté des principes de l’économie de fonctionnalité dans leurs opérations. Bien que les services les plus connus soient surtout offerts d’entreprise à entreprise, ils permettent tout de même de mieux considérer la manière dont l’économie de fonctionnalité pourrait se développer à plus grande échelle.

Le cas le plus connu d’un modèle basé sur la fonctionnalité est certainement celui des pneus Michelin. Depuis quelques années, l’entreprise offre à certains clients l’option de payer pour un service de pneus payés au kilométrage. Une fois les pneus trop usés pour offrir une bonne performance à l’utilisateur, ils sont repris par l’entreprise pour être rechapés. Ce processus permet de reprendre la carcasse d’un pneu et de lui redonner la texture dont il a besoin pour adhérer à la route. Michelin estime que le rechapage peut être fait pour environ 35% du prix d’achat d’un pneu neuf et qu’un pneu rechapé offre environ 80% de la durée de vie d’un pneu neuf. En gardant la propriété du pneu tout en garantissant la performance sur route à ses clients, l’entreprise est en mesure de maximiser la durée de vie de ses produits.

Bien que les entreprises offrant des services basés sur la fonctionnalité à des particuliers soient rares, on peut tout de même identifier des cas intéressants. En 2020, l’entreprise d’équipement sportif Décathlon offrait à ses clients belges la possibilité de participer à son programme We Play Circular. Cette nouveauté permettait aux clients de l’entreprise de payer un abonnement mensuel afin d’accéder à l’ensemble des produits disponibles en magasin. Le prix de l’abonnement, variant entre 20 et 80 euros par mois, déterminait principalement la valeur totale du matériel qui pouvait être emprunté simultanément. L’idée était de donner la possibilité aux consommateurs d’avoir un accès facilité à de l’équipement sportif tout en laissant Décathlon propriétaire de l’équipement et responsable de son entretien et de sa remise à neuf. Le service visait principalement les consommateurs cherchant à pratiquer une variété de sports ou encore les familles dont les enfants doivent renouveler leur équipement fréquemment.

Pour plus d’exemples d’entreprises d’économie de fonctionnalité au Québec, visitez EFC Québec.

Le bon et le moins bon de l’économie de fonctionnalité

Si ces exemples permettent mieux d’illustrer la façon dont l’économie de fonctionnalité peut s’articuler concrètement, ils laissent en suspens une question d’autant plus importante : au final, s’agit-il d’un bon modèle? Comme pour la plupart des choses, l’économie de fonctionnalité présente des avantages et des inconvénients.

En commençant avec le positif, un modèle d’affaires basé sur l’économie de fonctionnalité a le potentiel d’avoir des avantages économiques, tant pour les consommateurs que pour les commerçants. Du côté des acheteurs, l’économie de fonctionnalité permet de régulariser les paiements en lien avec certaines activités et de bénéficier d’un gain d’expertise quant à l’entretien et à la gestion des biens qui y sont liés. En gros, on minimise la charge, le temps et l’attention qui doit être accordée à nos biens tout en nous évitant des surprises au niveau financier. Pour les entreprises, l’économie de fonctionnalité offre des revenus soutenus et prévisibles. Elle habilite également à l’optimisation de la gestion des biens, ces derniers étant pris en charge par une main-d’œuvre spécialisée. De plus, plusieurs catégories de biens, les coûts d’entretien peuvent se révéler plus bas que la production de nouveaux objets, ce qui permet une réduction des dépenses de la compagnie.

L’économie de fonctionnalité peut également se montrer attractive en raison des bénéfices environnementaux qu’elle pourrait générer. Globalement, on pourrait regrouper ces avantages en parlant d’intensification de l’usage des biens, une expression qui désigne l’augmentation de l’utilisation d’objets qui sont typiquement sous-exploités. Dans un modèle basé sur la fonctionnalité, la manière de générer un profit pour les entreprises change drastiquement; là où la vente traditionnelle incite à favoriser un remplacement rapide des biens afin de maintenir les revenus, l’économie de fonctionnalité pousse plutôt les entreprises à augmenter au maximum la durabilité et la réparabilité des objets qu’ils fournissent. Comme le remplacement des objets représente dorénavant une dépense, une entreprise n’a pas vraiment intérêt à s’adonner à des pratiques déloyales comme l’obsolescence programmée. Finalement l’usage des biens est également intensifié par le fait qu’une personne qui n’a plus d’utilité pour un objet le redonne à la compagnie au lieu de le jeter. D’autres personnes peuvent ainsi en profiter sans qu’un nouvel objet ait à être produit.

Cela ne veut pas pour autant dire que l’économie de fonctionnalité est une panacée. Malgré sa pertinence, ce type de modèle d’affaires peut également présenter certaines failles. En premier lieu, et il s’agit là d’un élément critique, il y a lieu de penser que les consommateurs sont moins attirés par ce type d’offre. Il faut d’abord considérer que les consommateurs ont généralement tendance à attribuer une forte valeur subjective au fait de posséder des biens. [1] Ainsi, à durées de vie égales et à coûts équivalents, la plupart des gens préfèreront une machine à laver dont ils sont propriétaires qu’une qui appartient à la compagnie, et ce même s’ils ont à gérer la fin de vie du produit. Cela pourrait expliquer en partie pourquoi l’économie de fonctionnalité n’a pas connu une adhésion large alors que les principes qui la sous-tendent ont été développés il y a plusieurs décennies. Un tel phénomène pourrait expliquer pourquoi le programme We play circular de Décathlon a eu la vie courte, ayant débuté en 2020 pour cesser ses activités à l’été 2024.

Au-delà de l’aspect financier, l’économie de fonctionnalité pourrait également avoir des limites importantes sur le plan environnemental. Tout d’abord, en s’intéressant toujours au consommateur, il y a un plus grand risque d’usage irresponsable des produits. [1] En effet, comme les usagers ne subissent pas les coûts de réparation et de remplacement, ils ont moins intérêt à traiter les objets qu’ils utilisent avec soin. Cet usage moins consciencieux pourrait entraîner un remplacement plus rapide des objets mobilisés pour fournir le service vendu par l’entreprise et, incidemment, une utilisation accrue d’énergie et de ressources.

Les bénéfices environnementaux de l’économie de fonctionnalité dépendent également en bonne partie des efforts de protection de l’environnement déployés par l’entreprise. Même si cette dernière a intérêt à augmenter la durabilité et la réparabilité de ses produits, cela n’implique pas nécessairement un bénéfice environnemental élargi à l’ensemble de ses activités. En reprenant l’exemple des pneus Michelin abordé plus haut, la compagnie a opté pour localiser le reconditionnement des pneus en Chine en raison du faible coût de la main-d’œuvre. Ce choix engendre d’importantes émissions de gaz à effet de serre liées au transport et amoindrit considérablement le bilan environnemental de l’initiative. Ainsi, l’intérêt environnemental de l’économie de fonctionnalité est tributaire de l’engagement (variable) des entreprises à adhérer aux principes du développement durable. Il pourrait, dans certains cas, y avoir un danger d’écoblanchiment s’appuyant sur la fonctionnalité comme façade de verdissement.

Au-delà de la fonctionnalité, repenser la consommation

Cela étant dit, l’économie de fonctionnalité demeure, à bien des égards, une avenue prometteuse. Sa capacité à matérialiser ses promesses dépendra probablement de l’aptitude des entreprises à développer des modèles qui sont à la fois bons pour la planète et attractifs pour les acheteurs. Du côté des consommateurs, plus l’importance accordée à une consommation soutenable sera grande, plus l’ouverture à des modèles fondés sur la fonctionnalité risquent de gagner en popularité. 

Une des plus grandes forces de l’économie de fonctionnalité reste toutefois de nous permettre d’entrevoir un rapport différent aux objets qui nous entourent et à la façon dont nous en disposons. Cette remise en question de la possession telle que nous la connaissons actuellement pourrait ouvrir la porte à d’autres modèles ou encore aider à populariser des alternatives moins conventionnelles comme les communs.